El Autor
Toni, El Rey de la Cigala Real.
Miquel Brossa (Barcelona, 1942) es, como él mismo se define, un gastrónomo a tiempo completo, además de viajero incansable que sigue recorriendo, en busca de nuevas experiencias, los lugares más recónditos del planeta.
Estudioso de la cocina bajo cualquier perspectiva, es miembro de numerosas asociaciones gastronómicas y una persona reconocida y respetada por los cocineros más importantes.
Fruto de su amistad y complicidad con algunos de los mejor documentados chefs y gastrónomos del país, comparte en este su segundo libro con Planeta Gastro esta gran pasión por la cocina y su entorno sociocultural.
La web www.brossa.cat/demisec ofrece información ampliada sobre los contenidos de Demisec y www.locanaille.org sobre su primer anterior libro con «Planeta Castro«, de título Canaille.
Autour du lièvre à la royale : digression sur la « cuisine française », miroir de la diversité du monde
Cyril Piquemal, desde 2017 cónsul general de Francia en Barcelona.
Este joven diplomático es un gastrónomo culto y entusiasta, con el que coincidimos plenamente en largas conversaciones de sobremesa.
Es un buen amante y conocedor de todos los registros gastronómicos, desde la cocina popular hasta la alta cocina.
Su texto me parece exquisito y maravilloso, y refleja sin duda esa sabiduría que atesora.
La calidad del texto, traducido de la refinada lengua vernácula de su autor, justifica plenamente brindarlo aquí al lector curioso que quiera conocerlo en su versión original en lengua francesa.
Je venais tout juste de prendre mes fonctions de Consul général de France à Barcelone, c’était un soir de septembre 2017 au Café Emma, sur la Carrer Pau Claris. L’air était propice, le dîner lyonnais préparé par le chef étoilé Romain Fornell s’était marié avec bonheur aux latitudes méditerranéennes et la Chartreuse servie en digestif invitait à la causerie.
Miquel Brossa, que j’avais l’honneur de rencontrer pour la première fois, ouvrit un débat sur le lièvre à la royale, vieille légende de la cuisine française, peut-être comparable à ce qu’une voie directe en hivernale sur le Cervin est au monde de l’alpinisme… L’encyclopédie Wikipedia, citant un érudit de la gastronomie, Jean Vitaux, rappelle les infinies disputes dont ce plat est l’objet au nord des Pyrénées, « entre les tenants du lièvre servi en roulade avec du foie gras entier, et les tenants de la recette du lièvre compoté du sénateur Couteaux ». On rirait de telle controverse si nous n’étions en France et si nous ne parlions de cuisine, ce qui suffit à donner une idée du sérieux de l’affaire…
Miquel fit du lièvre un emblème de la cuisine française, alliage de créativité et d’extrême précision technique, perpétuée par un mode de transmission et d’organisation quasi militaire (les brigades de cuisine codifiées par Escoffier en sont demeurées jusqu’à ce jour la face visible). Mais y avait-il une préparation orthodoxe du lièvre à la royale, une sorte de perfection sans équivoque de ce plat si étroitement associé à la tradition de la grande gastronomie ? Miquel tendait à le penser, lui qui avait eu la chance de goûter, en France, à de superbes réalisations du précieux met, comme l’affleurement sensoriel d’un idéal enfin devenu, le temps d’un dîner, réalité. Et pourtant, le propre de ce plat iconique semblait justement de résister aux tentatives de définition et d’être essentiellement problématique, incertain et insaisissable…
Je repense souvent à cette conversation et au questionnement qu’elle sous-tend sur l’identité de la cuisine française, sur sa permanence et sa constante évolution. Qu’est-ce qui fait, envers et contre tout, du lièvre à la royale un plat typiquement français, à l’heure où la globalisation de la gastronomie autorise toutes les réinventions et donne à la liberté créatrice des chefs un espace d’expression favorable à la recomposition de toutes les influences ? Plus largement, comment expliquer qu’aujourd’hui encore, on puisse parler d’une « cuisine française » ? Comment se prémunir contre une éventuelle illusion d’optique, aux arrière-pensées aux mieux un peu folkloriques, au pire tout à fait rances ?
Au commencement de la cuisine française aujourd’hui, il y a bien sûr le legs du passé, sanctionné par l’inscription du repas à la française au patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Pour certains, notre héritage culinaire serait la somme des savoir-faire qui, au cours d’une longue histoire, ont permis au arts de la table de s’épanouir, formant une symbiose qui, de la « fourche à la fourchette », de la cristallerie à la céramique et à l’orfèvrerie, a sublimé l’expérience gustative pour la porter au sommet. Ainsi hissée sur les « épaules des géants », notre cuisine trouverait la force d’âme lui permettant de se réinventer perpétuellement, sachant d’où elle vient et consciente de sa richesse pour laisser prospérer un infatigable esprit de création. Cette vision n’est certes pas dénuée de raison et a le mérite de couper court à la sempiternelle querelle entre Anciens et Modernes. Mais en quoi cela pourrait-il différencier la cuisine française d’autres traditions elles aussi ancestrales, à l’instar par exemple de la cuisine japonaise ?
Certains invoqueront la singularité et la qualité des produits français. Elles sont toutes deux indubitables, et à la source d’un attachement sans répit de la France à la protection des indications géographiques. Ils mentionneront aussi l’expérience agricole française et l’enracinement de ses terroirs, qui ont façonné les paysages, les aliments et une part de notre culture. Certes. Mais là encore, sans méconnaître ou sous-estimer l’antique sagesse de la France dans la culture de la terre et l’élevage des bêtes, comment prétendre en faire un attribut exclusif ou suffisamment différenciant, quand on a goûté au pata negra de bellota espagnol, au lardo di Colonnata ou à l’Angus écossais ?
Serait-ce alors la composition des plats, qui, en combinant des produits typiques d’un territoire, délivrerait un certificat de nationalité à certains d’entre eux ? C’est la manière la plus intuitive d’approcher l’identité d’une tradition culinaire. Qu’est-ce qui, dans le lièvre à la royale, est culturellement propre à la France ? Le foie gras ? Certainement. Le Cognac ? Assurément. Pour autant, imaginons un lièvre à la royale revisité par un chef scandinave avec des produits de choix, pas nécessairement français : cesserait-il d’être un lièvre à la royale ? Serait-il alors toujours français ?
Il y a enfin ceux qui ancrent la spécificité de la cuisine française dans l’aura de ses génies, héritiers de Brillat-Savarin et de Carême. Ces chefs d’exception en sont certainement l’incarnation la plus visible, fédérés par des institutions fortifiant depuis longtemps l’éclosion des talents, on pense au concours de meilleur ouvrier de France ou au Michelin, devenu un nom commun de la langue française. A Poitiers, ils étaient plusieurs centaines, figures connues ou anonymes, à assister aux obsèques de l’immense Joël Robuchon, comme si une armée dispersée avait décidé de sortir de ses fourneaux pour se rassembler, le temps d’un ultime hommage à son général tant admiré. Mais que dire cependant de la cuisine espagnole avec ses Martín Berasategui, Feran Adria ou ses frères Roca ? Et que dire aussi d’une approche à ce point élitiste qu’elle oublierait que l’excellence ne prospère pas seulement sur quelques-uns mais sur l’élévation du niveau moyen et qu’elle se doit d’inclure tous les métiers (y compris le service et la salle) ?
A ce stade de l’examen, nous sommes dans l’impasse. L’histoire des arts de la table, les produits ou les chefs ne suffisent à eux-seuls à caractériser le propre de la « cuisine française », même s’ils y contribuent naturellement. Tentons donc une autre approche, plus personnelle et plus empirique. La cuisine, c’est d’abord la mémoire de nos émotions. La mienne réveille le souvenir d’un grand-père maternel qui était une encyclopédie vivante des restaurants routiers « de France et de Navarre », capable de faire des kilomètres de détour pour s’arrêter dans celui qui lui proposerait garbure d’exception et andouillette AAAAA au meilleur prix. A Noel, il nous préparait des ris de veau fondants et des œufs mimosas à se damner. Mais à côté de ces grands classiques de la cuisine populaire française, il y avait aussi les plats de ma grand-mère paternelle, chassée de Bilbao par la Guerre civile espagnole, et qui marqua mon enfance avec ses porrusalda, ses chipirones a la tinta et ses tortillas de patatas con cebolla…
Cette mémoire culinaire métissée, c’est aussi celle des millions de descendants d’immigrés d’origine italienne, portugaise, polonaise, marocaine, algérienne ou sénégalaise, tous devenus français et qui tous, ont apporté leur pierre à l’édifice culinaire national. La cuisine en France est ainsi le révélateur d’une nation une et pourtant intangiblement plurielle, dont un des canaux d’intégration les plus puissants fut certainement la gastronomie. Dans l’intimité sentimentale et gustative de millions de Français, le couscous, le poulet yassa ou la pasta cohabitent ainsi avec ces autres passions françaises que sont le fromage et le vin.
Nous tenons peut-être là un marqueur identitaire spécifique et propre. Non que la diversité soit absente d’autres traditions culinaires. Mais elle fut en France poussée à un niveau extrême de raffinement et de complexité, au point d’introduire peut-être une différence de nature et pas seulement de degré. A la diversité presque infinie de ses terroirs et à leur condensation organisée sur des échelles géographiques parfois minuscules (pensons aux parcelles d’un vin de Bourgogne), répond la diversité sans borne de savoir-faire venus de loin. Il ne s’agit pas là d’une simple juxtaposition ou d’une cohabitation, mais d’un authentique assemblage conduisant, parce qu’il a toujours existé des chefs capable de jouer avec ces gammes culinaires, à d’inédites hybridations. Le Viandier de Taillevent, somme de recettes du Moyen-Age français, détaillait déjà de manière experte l’utilisation des épices venus d’Orient, gingembre, cardamome, safran, cumin…
Ainsi, s’est constitué au fil du temps un terreau favorable à l’éclosion d’un écosystème culinaire qui, pour être spécifiquement français, est aussi un miroir du monde, capable d’acclimater et de faire sien tous les produits et toutes les traditions. Nous parlons d’un microcosme paradoxal, à la fois infiniment unique et devenu siècles après siècles un reflet universel de l’importance que l’humanité accorde à la nourriture, à la convivialité et à l’hospitalité. Et au moins tout autant, nous parlons d’un agent actif des transformations que la gastronomie mondiale a connues au gré de son histoire, à l’instar de la fameuse « nouvelle cuisine » dont le regretté Paul Bocuse fut le grand inspirateur.
Sur ce substrat traversé par la diversité, se sont constituées des dynamiques vertueuses qui continuent d’agir puissamment et de placer la France aux avant-postes de la mondialisation culinaire. L’organisation d’un système de transmission et d’apprentissage reconnu a assuré la relève des générations autour d’un imaginaire professionnel combinant précision, créativité et ouverture au monde. A ces bataillons de chefs capables de répondre avec professionnalisme à un public exigeant, a fait écho une volonté politique sans faille pour les appuyer et les soutenir.
C’est peut-être là une ultime différence avec d’autres traditions. A l’instar de l’architecture, la cuisine, la gastronomie et l’alimentation ont toujours été, en France, un objet politique et diplomatique, qu’on pense hier aux tables des rois ou à celles des Présidents de la République aujourd’hui. Mais c’est aussi un sujet de débat public passionné et permanent. Lutter contre la « malbouffe », se placer aux avant-postes pour trouver des substituts aux pesticides, développer le goût dans les cantines scolaires et faire la promotion du « bio », se battre pour la reconnaissance et le respect des indications géographiques : tous ces thèmes sont au sommet de l’agenda gouvernemental.
Il est temps de conclure cet examen. Je ne saurais dire s’il existe une orthodoxie du lièvre à la royale, et il m’est difficile de déterminer ce qui, envers et contre tout, fait de ce plat un archétype français. L’histoire, la technique, les produits qui le composent, le talent du cuisinier qui, en se fondant dans une tradition, parvient un jour à s’en affranchir pour affirmer sa propre vision des goûts, des saveurs et des odeurs et composer son propre imaginaire : tout cela mis bout à bout, conjugué à un public éduqué de « fines gueules », dont le niveau d’attente est encore très élevé, contribue à faire une différence.
Ce que je sais par contre, dans ce monde fragmenté et fuyant, c’est je viens d’un pays qui peut encore assister en connaisseur à d’« homériques querelles » autour de la manière de préparer un plat. Cet amour de la dispute culinaire – dont l’immense succès de l’émission Top chef n’est au fond que l’avatar médiatique – est aussi une manière d’accueillir la différence et là vit pour moi l’exception française. Elle est toute entière dans une cuisine qui a le courage, parce qu’elle met le goût au-dessus de tout, de donner séjour à l’altérité et de faire de cette saine émulation la source de son dépassement. Au travers de sa cuisine, la France demeure ainsi à la pointe du combat contre les deux maux les plus menaçants de notre temps : l’uniformisation et le repli sur soi.